" Le printemps arabe " refuse de s'inviter en République Démocratique du Congo (RDC) *

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Date de publication
février-2013

Par Jean-Pierre Lindiro Kabirigi

" Il y a dans toute personne humaine, quelque chose d'indomptable, de foncièrement inapprivoisable, que la domination - peu importent les formes - ne peut ni éliminer, ni contenir, ni réprimer, du moins totalement " (1)

Deux bonnes années sont passées depuis que le monde arabe est venu nous replonger dans cette belle phrase du camerounais Achille Mbembe en préfaçant le livre (cité dans les références) dédié à Frantz Fanon par la fondation qui porte son nom. Ce monde est sorti de sa torpeur par des évènements auparavant difficilement imaginables : hier immobile et despotique, il s'est brusquement réveillé grâce à des peuples qui se mettaient en mouvement. Comme cela est souvent le cas, le brutal surgissement d'un évènement révolutionnaire a toujours quelque chose d'énigmatique ! Là aussi, la surprise était générale. Le ton est donné dans une petite localité tunisienne, jusque là inconnue, appelée Sidi Bouzid.
Un jeune homme de 28 ans bradé de diplômes en physique, Mohamed Bouazizi, avait trouvé une façon de nourrir sa famille en gagnant un peu d'argent dans le petit commerce ambulant des fruits et légumes. Cette activité lui permettait de vivre dignement au jour le jour, loin de la vie de l'aumône ou de la mendicité.
Le 17 décembre 2010, il joue la malchance en tombant sur des agents de l'ordre décidés de l'humilier en confisquant son outil de travail, une charrette. L'un des agents, une femme, va plus loin en le giflant et un autre lui crache sur le visage. Malgré tout, le jeune Mohamed essaie par tous les moyens de récupérer sa charrette en faisant recours à la municipalité mais rien à faire : c'est partout le mépris !
Alors, il n'en peut plus ! Il décide de mettre fin à sa vie, mais de manière inhabituelle dans sa région : il s'immole publiquement! C'était son dernier recours pour recouvrer sa liberté et sa fierté. Mais, c'est aussi l'étincelle !

Plus rien ne sera comme avant !

Le sacrifice consenti par ce jeune tunisien donne le ton. D'abord dans son propre pays, puis dans le monde entier. C'est finalement un geste dans lequel se sont reconnus tous les laissés-pour-compte de la croissance qui pullulent dans tous les coins du globe. En commençant par Sidi Bouziz, la Tunisie fait le premier pas. Des centaines des gens marchent dans l'ordre et la dignité sous les cameras du monde entier. " La révolution du Jasmin " est lancée et servira de modèle un peu partout dans les pays arabes.
Mohamed rend l'âme le 4 janvier 2011. Il est accompagné comme un chef d'Etat vers sa dernière demeure par une marée de jeunes qui jurent de mettre fin au phénomène qui a emporté leur héros. Ce phénomène n'est autre que le président Ben Ali, son entourage et son système. Ils ne résisteront d'ailleurs pas longtemps face à l'ouragan de l'histoire. Dix jours après la mort de Mohamed Bouazizi, ils sont obligés de fuir le pays et de commencer une vie d'errance. L'Egypte ne tardera pas à emboîter rapidement le pas malgré la présence d'un inamovible raïs tout puissant et cruel. Désormais, c'est l'effet boule de neige qui prend tout le monde au dépourvu ! Chaque jour, on s'amuse à tirer au sort pour savoir qui sera la prochaine victime. Après l'Egypte : ce sera le tour du Yémen ? du Bahreïn ? de la Lybie ? du Liban ? de la Jordanie ? Ou plutôt de la Syrie ? Tout compte fait, le monde arabe, cet espace dont l'image séculaire était faite d'un modèle autoritaire avec un peuple soumis au verbe du chef charismatique, avait vécu.
La surprise du début cédait la place à des analyses plus fines qui généralement aboutissaient aux conclusions suivantes :
- Au sein des pays arabes secoués par la révolution, il y a basculement des stéréotypes. Des révolutions apparemment sans leader prenaient pour cible la personne du dictateur au pouvoir qui était sommé de vite partir (de " dégager ") ;
- Dans un univers plein de désespoir pour un lendemain meilleur pour nos jeunes, ceux-ci démontraient qu'il était encore possible de mourir pour la liberté et la dignité ;
- Ces jeunes issus pour la plupart de la société urbaine ont fait un usage intelligent des outils modernes de communication pour mobiliser. Ces outils ont rapidement donné au mouvement son caractère de masse ;
- Cette mobilisation a été facilitée par l'état dans lequel se trouvent de nombreuses personnes dans le monde actuel : chômage de masse, précarité, violence, autant de maux devenus incontournables avec l'accentuation visible des inégalités.

A peine les Arabes réussissaient-ils à la queue leu leu leur révolution que l'onde de choc atteignait des coins insoupçonnés du reste du monde. En moins d'une année de l'évènement de Sidi Bouziz, les Etats-Unis étaient envahis par une révolution ayant des allures du déjà vu au Maghreb ! A l'automne 2011, une vive protestation née au centre de Manhattan (au cœur de la ville aux gratte-ciel de New York) est violemment réprimée par la police. En écho aux révolutions arabes mais aussi aux " indignés " espagnols rassemblés sur la Puerta del Sol à Madrid, le mouvement des jeunes s'enflamme. Là aussi, les réseaux sociaux propagent la mobilisation générale. Ces jeunes crient haut et fort à ceux qui veulent les entendre : " When injustice becomes law, resistance becomes duty " (2) (Quand l'injustice fait la loi, la résistance devient un devoir). Comme une traînée de poudre, le mouvement se propage partout. A l'occasion d'une journée mondiale des indignés, il s'organise des manifestations dans 951 villes de 82 pays. Les scènes d'occupation se multiplient de Madrid à Athènes, de Lisbonne à Paris ou Londres et dans une centaine de villes aux Etats-Unis où l'on parle désormais du mouvement " Occupy Wall street ". Très vite le Québec va se réveiller et même la Chine va vivre des soubresauts de cette mobilisation de la jeunesse du monde. Au Québec, les étudiants proclament leur envie d'étudier et non de s'endetter. Ils défient le pouvoir public en criant : " le pouvoir est moins fort que le vouloir ".

L'Afrique noire : en reste comme d'habitude!

Toutefois, l'étonnement était visible en Afrique noire. Moi-même, je n'en revenais pas ! Le Maghreb, région agitée par ces révolutions inspirait depuis longtemps une certaine admiration dans l'Afrique au Sud du Sahara. Beaucoup de nos jeunes y avaient suivi leur formation universitaire. Vers les années 1960, en débutant mes études secondaires j'avais moi-même eu des professeurs tunisiens, égyptiens et libanais, en plus des européens, au moment où il n'existait pratiquement pas d'enseignants congolais à ce niveau.
En plus, dans notre apprentissage de l'histoire révolutionnaire africaine, il y a eu parmi les grandes figures le raïs égyptien Nasser et Habib Bourguiba de la Tunisie. Et que dire du mythique " guide suprême " de la Jamahiriya Kadhafi ? Il avait galvanisé des masses dans plusieurs pays africains et avait même financé divers projets de développement à la manière des pays riches. Des témoins m'avaient rapporté qu'il n'existait pas de chômeurs en Lybie, tous les citoyens recevaient des soins de santé et bénéficiaient de l'enseignement gratuit, les infrastructures de base étaient d'un très bon niveau. Quant à la Tunisie, elle présentait un modèle réussi d'une société avancée où la femme avait accompli un pas de géant dans son épanouissement. Enfin, l'Egypte semblait garder intacte son image " pharaonique " : pays légendaire à travers lequel toute l'Afrique se reconnaissait dans son histoire antique. Le professeur sénégalais Cheick Anta Diop avait mené des recherches avancées qui font encore notre fierté africaine.

Par conséquent, pourquoi est-ce dans ces pays plus avancés que ceux de l'Afrique noire qu'il fallait commencer la chasse à l'homme providentiel devenant, en situation de révolte, celui par qui tout le mal arrive ? L'Afrique noire n'était-elle pas un terreau plus indiqué pour que sa jeunesse se révolte face aux injustices inacceptables et insupportables que les régimes qui se succèdent imposent à leurs populations ?
Dans cette partie du monde, la démocratie sur papier se vit de manière particulière ! Les leaders en place ont pris petit à petit l'habitude d'organiser des successions dynastiques : au Togo, au Gabon, en Rdc, cela a été conclu sans que le monde ne crie au scandale. Les fils ont pris les places de leurs papas, après leur mort. Ce recul avilissant dans la liberté de peuples à se choisir leurs dirigeants vient rappeler l'époque triste du dictateur haïtien Duvalier qui avait été remplacé par son fils mieux connu sous le nom de Bébé Doc. La conséquence directe d'un tel recul s'observe aujourd'hui à travers plusieurs régimes africains dans lesquels les hommes forts au pouvoir s'arrogent le droit de nommer leurs enfants à des postes importants du gouvernement ou de l'armée afin de les préparer à leur succession.
Dans beaucoup de ces pays, la question des inégalités et de l'humiliation se pose avec plus d'acuité que dans le monde arabe où les masses se sont soulevées. De même, les pouvoirs en place, dépourvus depuis longtemps de tout semblant de légitimité, sont caractérisés par leur dimension kleptocratique et oligarchique. On remarque aussi un délitement du sentiment identitaire et de la cohésion sociale qui s'en suit.

Le cas flagrant de la République Démocratique du Congo

Médusés, les jeunes congolais de Goma avec lesquels nous travaillons à Pole Institute ont suivi à distance les évènements du changement dans le monde arabe. Eux-mêmes avaient déjà quelques expériences de contestation et même de révolte basées sur les frais scolaires qui grimpent, les infrastructures scolaires ou universitaires qui se détériorent, mais rarement pour des questions d'intérêt général pour la population.
Leurs manifestations ont souvent ressemblé à du feu de paille dont la flamme s'éteint au premier coup de vent ! Ils n'ont cessé de s'interroger sur comment des mouvements, apparemment sans leader et sans grande orientation politique pouvaient ébranler des régimes si solidement implantés. Ils ont tant envie d'imiter leurs contemporains du Maghreb car ils ressentent fortement un besoin de changement chez eux mais ils ne savent pas par quel bout entreprendre leur action. Une révolte couve en eux au vu de l'état dans lequel se trouve leur pays. Ils sont frustrés de voir leur pays classé dans le peloton des Etats qui pataugent dans la mauvaise gouvernance, la gabegie et la répression de citoyens. Une si belle terre, don de la nature, scandale géologique et doté d'autres nombreuses ressources naturelles qu'aucun autre pays africain ne dispose. Et paradoxalement, une population qui croupit dans une misère innommable, une insécurité quotidienne sans commune mesure. Pourtant, dans cet océan de pauvreté il existe des individus qui accumulent d'immenses richesses, et des criminels qui font la loi !
Dès lors, comment à l'exemple de jeunes de ces pays arabes, décider désormais de prendre son destin en main ? Comment sortir de sa léthargie et rêver d'un miracle congolais, celui d'un pays puissant à la mesure de moyens en son sein ? Comme dirait mon collègue, le professeur Kä Mana : " Notre destin ne peut pas se réduire à une posture d'errance et de désespérance " (3).
S'il est difficile d'emprunter cette voie de libération en RDC, il y a des embûches qu'il faut courageusement regarder.

- La RDC : un malade qui s'ignore.

En toile de fond : l'Etat ou ce qui le représente. A la base de cet Etat, une longue histoire coloniale et postcoloniale où des intérêts multiples s'entrecroisent sans jamais donner voie au chapitre à l'homme congolais. C'est le 26 février 1885 que les puissances de l'époque se retrouvent à Berlin pour se partager le continent africain. Le Congo devient un " free market ", un espace réservé à la liberté du commerce dans le bassin du Congo et ses embouchures. La gestion est confiée au Roi des Belges Léopold II. Ce pays est désormais formaté. Sa forme actuelle d'Etat autoritaire où l'accumulation des ressources est fondée sur la prédation et l'extorsion qui se font dans la violence en association avec le clientélisme et la cooptation se met en place. Le système de colonisation belge ne se contente que de former d'auxiliaires coloniaux. La politique coloniale ne vise pas la naissance d'une classe d'intellectuels indigènes comme il en existe dans les autres colonies. Il y a un refus du colonisateur de voir émerger chez le Congolais un sens de responsabilité. Les forces de l'ordre protègent les intérêts du pouvoir et utilisent la répression pour mater toute tentative de contestation. La faillite morale de ces forces de l'ordre se dessine aussi. En période postcoloniale, elle va s'aggraver avec le phénomène de leur clochardisation.

La RDC d'après l'indépendance souffre d'une certaine division des citoyens entre eux et cela a permis aux dictateurs de tous bords de s'ériger en réconciliateurs et générateurs de la stabilité sociale. Tout cela a érodé le sens d'un vrai et franc dialogue, de la discussion sincère et inclusive sur les questions vitale du pays et de la contestation. L'esprit critique a fait place à un bâillonnement et à un conformisme déshumanisants dans lesquels les masses se perdent.

- Inculture politique généralisée.

L'histoire retient que les Anglais, les Français et les Portugais avaient tenté d'imprimer, avec un succès relatif, une culture politique particulière dans leurs possessions outre-mer. Jean Claude Willame, spécialiste belge sur la RDC, parle de traditions de Westminster dans le premier cas, de la politique d'assimilation à la France dans le second et de la " lusitanité " dans le troisième. Il ajoute : " tel n'a pas été le cas dans la colonie belge administrée selon un modèle paternaliste éclairé par un pragmatisme qui excluait toute prise en compte d'idéaux politiques ". (4) Après l'indépendance, on ne fait qu'un plaquage institutionnel en construisant un Etat par mimétisme qui malheureusement ne s'accompagne pas d'une transformation de mentalités. Les populations n'ont jamais franchi le pas du passage de la mentalité tribale à la mentalité véritablement nationale et patriotique. L'hypertrophie du sentiment d'appartenance ethnique est réelle et se manifeste fortement lors des enjeux électoraux. Les résultats sont aujourd'hui patents : atrophie du sens commun, tribalisation de la scène politique, favoritisme tribal, paupérisation des masses paysannes, lutte pour la survie, etc.
Les masses populaires font montre d'une inculture politique et se font manipuler par des politiciens qui usent de la carte tribale. L'opposition, quand elle essaie d'exister, est fragmentée et perd toute crédibilité devant le pouvoir qui se montre habile en recourant au jeu de " diviser pour régner ".

- Falsification du contrat social.

Aujourd'hui, parler de la démocratie en RDC signifie que le pouvoir qui organise à sa mesure des élections qu'il va gagner coûte que coûte. Et celles-ci se limitent au niveau du chef de l'Etat et aux parlementaires nationaux. Les élections locales qui légitimeraient le pouvoir local sont régulièrement renvoyées aux calendes grecques. Les tricheries lors des élections ne créent plus la honte ni le déshonneur. Il y a un refus réel de s'humaniser, un désir de s'installer dans des mentalités rétrogrades incompatibles avec les valeurs démocratiques de justice, du respect de l'autre et de l'acceptation des urnes qui normalement légitiment une autorité dans une société pluraliste. Les populations se sentent flouées et ressentent une certaine falsification du contrat social qui devrait les lier à l'autorité. Le pouvoir fait régner l'ordre à coup de matraque et de baïonnette.
Comment dès lors penser libérer la RDC de ces chaînes qui la maintiennent comme un vaste ensemble où sont agglomérées des populations diverses partageant l'exploitation et la domination qui ont fait d'elles de simples spectateurs dans la construction de l'avenir de leur pays ? A l'exemple des pays arabes, sur quel ressort appuyer pour retrouver la voie de la dignité et de la liberté sans laquelle un peuple reste un perpétuel esclave ? Les Congolais de la jeune génération ont l'obligation de faire de la politique une fonction humanisante, ils doivent apprendre à vivre ensemble. Accepter l'autre, c'est-à-dire reconnaître qu'il a son mot à dire dans la gestion de la cité comme cadre du vivre ensemble. Pour réussir, les nouveaux acteurs politiques devraient refuser de ressembler à leurs aînés d'hier qui se sont discrédités par des accumulations ostentatoires ayant détruit l'essence même de la redistribution patrimoniale.
Comme avait dit Frantz Fanon : " La grande nuit dans laquelle nous fûmes plongés, il nous faut la secouer et en sortir ". (5)

Jean-Pierre Lindiro Kabirigi.

Coordinateur de Pole Institute

* Ce texte sera bientôt publié dans un livre consacré aux Révoltes constructrices par le Groupe Bustani ya Mabadiliko (Jardin du Changement), Goma, 2013.

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Références
(1) Achille Mbembe, Frantz Fanon par les textes de l'époque, éd. Les Petits matins, Paris, 2012.
(2) The collection Verso (extraits), Occupy Wall Street, éd. Les Arènes, Paris, 2012.
(3) Godefroid Kä Mana, Changer la République Démocratique du Congo, éd. Cipcre, Bafoussam, 2012.
(4) Jean-Claude Willame, Gouvernance et pouvoir-Essai sur trois trajectoires africaines, Cahiers africains aux éd l'Harmattan, Paris, 1994.
(5) Frantz Fanon, Œuvres, éd. La Découverte, p. 671, cité par Achille Mbembe dans les textes de l'époque, Paris, 2011

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